05.
Quand le taxi le déposa au pied de l’immeuble de Paul, dans la rue Salin, au cœur du vieux Reims, Ari Mackenzie sut aussitôt qu’un drame était survenu et son rythme cardiaque s’accéléra.
Le ciel sombre était pommelé de nuages menaçants. Deux voitures de police et une camionnette de pompiers étaient garées en épi devant le trottoir. À 18 heures à peine, il faisait déjà noir. L’obscurité et le froid de l’hiver, quelques curieux dressés sur la pointe des pieds, les flashes bleus des gyrophares qui se reflétaient sur les murs de pierre, tout respirait la tragédie et Ari se sentit gagné par une bouffée d’angoisse. Au vu du nombre de policiers mobilisés, un événement grave avait forcément eu lieu.
D’une main tremblante, il paya le chauffeur de taxi et sortit dans le froid mordant. Son esprit était si tourmenté que les bruits de la rue lui parvenaient confusément, comme étouffés. À mesure qu’il avançait, les souvenirs défilaient comme une vieille bande-annonce couleur sépia, avec images et voix.
10 juin 1981. Comme chaque jour, un peu après 16 h 30, retour de l’école par la rue Jean-François-Lépine, dans le 18e. Arrivée à l’appartement du boulevard de la Chapelle, en haut du vieil immeuble. Là, derrière la porte, le visage troublé de Paul Cazo : « Ta maman est… ta maman est morte, mon petit.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire… Ça veut dire qu’elle a arrêté de vivre. »
Puis Paul, chez eux, pendant de longues semaines, le temps que Jack Mackenzie retrouve la force de faire front. D’élever seul son fils.
Ellipse. Jack Mackenzie, veuf, taciturne, silencieux, qui ne parle pas beaucoup, même à son fils. La journée, il est lieutenant de police dans le quartier de la Goutte-d’Or, le soir, il boit, un peu. 31 décembre 1992. « L’accident ». Mission de routine dans un squat de dealers. Le contrôle tourne mal. Jack reçoit une balle de 9 mm en pleine poitrine. Nouvel An, les pompiers tardent à venir. Arrêt cardio-respiratoire de plus de dix minutes. Hypoxie, lésions au cerveau. Le médecin diagnostique une démence neurologique précoce. « Il faut bien comprendre que votre père ne retrouvera jamais toute sa tête, monsieur Mackenzie. » Et à nouveau, le visage de Paul, toujours là, fidèle, discret. Indéfectible.
Fondu au noir.
Ari se faufila péniblement entre les badauds et se précipita vers la porte cochère. Là, il exhiba sa carte, un geste superflu car il devina dans le regard de son collègue que celui-ci l’avait identifié en tant que membre « de la maison », peut-être même reconnu.
Jusqu’en province, il arrivait qu’on reconnaisse Ari Mackenzie, non qu’il jouît de la notoriété d’un grand flic parisien, mais plutôt à cause de la réputation sulfureuse qu’on lui avait faite quelques années plus tôt au sein de la Police nationale.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Homicide.
En entendant ce mot, Ari sentit comme un coup de poignard dans ses entrailles. C’était pire qu’il ne l’avait imaginé.
Mais il refusait d’additionner les évidences. Il tenta de calmer sa respiration. Inutile de paniquer si vite. Il y avait encore la possibilité que la victime fût quelqu’un d’autre ; après tout, Paul n’était pas le seul à habiter l’immeuble. Néanmoins, la coïncidence était grande.
Rassemblant tout son courage, Ari traversa le hall vieilli et se dirigea vers l’escalier en colimaçon. Était-il prêt à affronter ce qu’il trouverait là-haut ? Il lui semblait entendre encore la voix de Paul. Je ne peux rien te dire au téléphone.
Il monta les marches, lentement d’abord, puis de plus en plus vite. Son corps semblait avoir déjà compris l’inéluctable. Ses jambes peinaient à le porter. S’appuyant sur la vieille rambarde en bois, il leva la tête et vit l’attroupement sur le palier du deuxième étage. Porte droite.
Pas de doute. Il s’agissait bien de l’appartement de Paul Cazo.